Le Rieutord est un modeste ruisseau des coteaux du Querçy qui ne méritait plus vraiment son nom occitan. Au fil des décennies, l’ancien cours d’eau « tordu » qui serpentait jadis à travers champs a été tellement redressé, contenu, domestiqué pour l’empêcher de déborder qu’il a finit par être réduit à l’état de tranchée, plus ou moins visible selon l’état de la végétation qui borde encore ses rives par intermittence. Ce long fossé totalement rectiligne se retrouve à sec une bonne partie de l’année. Il est aussi de plus en profond. « Depuis les années 90, je l’ai vu s’enfoncer d’un bon mètre » témoigne Christian Lestrade, 70 ans, maire de Vazerac (Tarn-et-Garonne). L’élu local préside aussi le syndicat mixte du bassin du Lemboulas (SMBL), rivière qui prend sa source à Lalbenque (Lot) avant de se jeter une cinquantaine de kilomètres plus loin dans le Tarn à Moissac. C’est à ce titre que cet ancien agriculteur a pu lancer un chantier d’envergure à l’échelle du modeste affluent de la rivière qui ne traverse même pas sa commune.
Depuis trois ans, le Rieutord a retrouvé ses méandres sur un peu moins de 200 mètres qui traversent une parcelle boisée. L’opération, réalisée lors de l’hiver 2020, a mobilisé des engins mécaniques pour creuser le nouveau cours sinueux du ruisseau et combler l’ancien lit. La principale difficulté fut d’acheminer le matériel et les 73 tonnes de matériau à travers champs. « On a fait venir un poids-lourd et on a fini avec un tracteur et une benne » rapporte Jérôme Scudier, l’un des deux techniciens-rivière du SMBL qui ont préparé et conduit le chantier. L’ancien lit n’a été que partiellement comblé pour laisser quelques mares. Des pieux ont été plantés en travers du nouveau parcours du ruisseau pour retenir les galets et le gravier qui en tapissent le fond. Facture totale : 28.100 € TTC. Quant aux bénéfices de l’opération, ils s’étalent sous la forme de la végétation typique d’une zone humide qui s’est rapidement implantée sur les berges. Le SMBL estime avoir créé 6.000 m2 de zone humide qui contribue au stockage de l’eau et à la réduction des périodes d’assecs du ruisseau. Le syndicat a en quelque sorte remplacé un « caniveau » destiné à évacuer l’eau le plus rapidement possible par une éponge qui la restituera lentement.
« Notre métier de technicien de rivière s’est longtemps résumé à entretenir la végétation des berges pour éviter les embâcles », témoigne Jérôme Scudier en évoquant les amas de branches et d’arbres morts formant des barrages naturels qui peuvent créer des inondations localisées. Ralentir le cours d’eau en le laissant vagabonder est une véritable révolution des mentalités. Les méandres retrouvés du Rieutord sont l’aspect le plus apparent du chantier. Mais le technicien insiste aussi, comme son président, sur les risques moins visibles causés par l’enfoncement du lit d’un cours d’eau trop rectiligne. « Si la rivière ne déborde plus, l’eau va plus vite en emportant les sédiments et creuse son lit plus profondément ». Un phénomène observé également sur un grand fleuve comme la Garonne, où la disparition du sable et des graviers laisse la roche à nue en privant les poissons migrateurs comme les saumons de leurs sites de reproduction. Un nouveau chantier de « recharge » du lit du Rieutord a été réalisé par le SMBL avec 220 tonnes d’apports de gravier pour 18.000€ TTC.
Il n’y a guère de poissons dans le Rieutord, trop souvent à sec en été, mais cela n’a pas empêché la fédération des pêcheurs de contribuer au financement des travaux au nom de la « restauration des milieux » et de la biodiversité. « La vie aquacole ne se limite pas à la vie piscicole » souligne Jérôme Scudier, en mentionnant les insectes et les batraciens qui peuplent le cours d’eau renaturé et ses abords. Les salamandres apprécient les mares héritées de l’ancien lit du ruisseau dans le bosquet débroussaillé pour le chantier, tout comme les sangliers et les bécasses chers aux chasseurs. Les naturalistes du conservatoire des espaces naturels, qui veillent sur la ZNIEFF (zone d’intérêt faunistique et floristique) du Lemboulas et ses affluents qui s’étend en amont jusqu’à la commune de Molières, ne pourront qu’applaudir au nom du Cuivré des Marais, un papillon rare figurant parmi toutes les espèces de plantes et d’animaux inventoriés dans le secteur.
Restent à convaincre les agriculteurs de l’intérêt de cette nouvelle technique de génie hydraulique rural, aux antipodes des pratiques antérieures. Le bulletin municipal de Vazerac ne craint pas d’ évoquer « les anciens travaux ayant dégradé le cours d’eau dans un but d’amélioration des rendements agricoles ». Christian Lestrade le dit de façon encore plus cash : « il faut reconnaître ses erreurs ». A 70 ans, l’agriculteur retraité s’emploie à convaincre ses anciens collègues qu’il n’a pas « retourné sa veste » en prêchant une solution « écologique ».
Une thèse de géographie présentée par Bénédicte Veyrac Ben Ahmed, fille d’un agriculteur du secteur, avait recensé 1240 exploitations agricoles sur le bassin du Lemboulas en 2012. « Il faut convaincre sans imposer », veut croire le maire de Vazerac. Six propriétaires ont donné leur accord pour l’opération de « reméandrage » du Rieutord. Deux autres chantiers ont été réalisés sur le bassin versant de Lemboulas depuis ce premier chantier-test et un quatrième est en cours de préparation. Le président du SMBL s’intéresse désormais aux 360 lacs collinaires recensés par la géographe de Vazerac pour sa thèse. L’histoire aurait enchanté Elysée Reclus, grand géographe qui avait consacré en 1869 un livre entier à l’histoire d’un ruisseau dans le département voisin du Lot-et-Garonne.
version longue d’un reportage pour illustrer un dossier de Libération consacré aux « reméandrages » des cours d’eau pour lutter contre la sécheresse
crédits photo : Satese 82 et SMBL