« Nous ne sommes pas de serpillières émotionnelles », est venu dire Eric Buffard à la barre du tribunal correctionnel de Foix. Le témoignage de ce solide agent de l’ex-Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS) représente l’autre version des histoires d’attaques d’ours et de bergères désemparées racontées à satiété la veille au ministre de l’Agriculture. La face B du même disque. « On a le sentiment d’être instrumentalisés pour des raisons politiques », déplore le fonctionnaire de la nouvelle police environnementale constituée depuis la fusion de l’ONCFS au sein de l’OFB (Office français de la biodiversité). Eric Buffard, qui a bourlingué en Guyane, en Nouvelle-Calédonie ou à la Réunion avant d’être affecté en Ariège, raconte le comité d’accueil à forte teneur en testostérone qui l’attendait lorsqu’il est venu établir le constat nécessaire à l’indemnisation des éleveurs après le dérochement d’un troupeau de brebis sur l’estive de Saleix en août 2017 : échanges verbaux musclés, coups de feu tirés en l’air, les quatre pneus de son véhicule de fonction retrouvés crevés à son retour. Les autres agents qui l’accompagnaient se sont constitués parties civiles, mais n’ont pas osé venir parce qu’ils ont peur, selon Eric Buffard. « J’étais leur supérieur hiérarchique, si je n’avais pas déposé plainte, ils ne l’auraient pas fait », explique l’ancien conservateur de la réserve nationale de chasse d’Orlu à la présidente du tribunal. Ses collègues travaillent toujours en Ariège, lui a été affecté dans un autre département pyrénéen. Accusés d’être « juges et partie » parce que leur fonction leur impose de veiller sur le plantigrade, espèce protégée, les agents de l’OFB se sentent pris entre deux feux dans la « guerre de l’ours » qui fait rage dans les Pyrénées.
Désigné comme « le meneur » des anti-ours en Ariège par Eric Buffard, Philippe Lacube se défend de jeter de l’huile sur le feu. Le fondateur de l’ASPAP, association ariégeoise fédérant les éleveurs et les chasseurs férocement opposés au retour de l’ours, assure qu’il était présent sur l’estive en tant que « modérateur ». Il juge que la dizaine de coups de fusil tirés depuis une crête ne l’ont pas été « à bon escient ». Elu entre-temps à la présidence de la chambre d’agriculture, le dynamique éleveur-restaurateur des Cabannes doit surtout se défendre de complicité dans le tournage et la diffusion d’une vidéo qui a fait grand bruit, trois semaines après le dérochement de Saleix. Trente hommes cagoulés à la manière des indépendantistes corses y proclament « l’ouverture de la chasse à l’ours », avant de tirer des coups de fusil en l’air. « Une vidéo totalement disproportionnée », dit Philippe Lacube devant la présidente, Sun-Yung Lazare. L’enquête confiée à la brigade de gendarmerie de Saint-Girons a permis d’établir que la vidéo a été filmée avec un IPAD dans la nuit du 12 au 13 septembre 2017. Elle a été envoyée aux rédactions de La Gazette Ariégeoise, La Dépêche du Midi et France3 sous la forme de clés USB postées depuis Muret (Haute-Garonne), selon la longue et patiente instruction menée par les enquêteurs. Une quatrième clé USB a été retrouvée par les gendarmes lors d’une perquisition chez Célia Rumeau, journaliste à Terre d’Ariège, le journal de la chambre d’agriculture. Des analyses informatiques ont permis d’y retrouver des fichiers effacés relatifs à la famille et au restaurant de Philippe Lacube. L’enquête a également établi que la femme du président de la chambre d’agriculture s’était fait dérobé lors d’une semaine de vacances à Cerbère (Pyrénées Orientales) un IPAD du même modèle que celui qui a filmé le commando cagoulé. « Je ne pensais pas qu’on nous accuserait d’avoir un IPAD », réagit l’élu ariégeois qui s’étonne que les gendarmes ne soient jamais venu perquisitionner à son domicile ou au siège de ses entreprises. Son avocat, Me Vatinel, dénonce « un dossier d’instruction mal ficelé« . Les éléments matériels retenus par la juge d’instruction ne sont pas suffisantes pour constituer des preuves irréfutables. Il plaide la relaxe.
L’instruction bouclée en janvier 2023 après six ans de procédure a abandonné l’accusation de « destruction de l’ours par instigation », initialement retenue par les magistrats. « Aucun élément objectif ne permet d’établir l’existence d’un fait principal punissable dans un temps proche », reconnait l’arrête de renvoi de 26 pages signée par la juge Elise Allier. L’enquête concernant la mort d’un ours, tué d’un coup de fusil en juin 2020 sur une estive de la station de ski de Guzet, se poursuit. Mais le Parquet a visiblement renoncé à établir un lien entre ces différents épisodes de la « guerre de l’ours » en Ariège. Le procès de Foix peut se comprendre comme un coup de semonce adressé aux anti-ours les plus virulents, suspectés de passer de l’outrance verbale aux actes. Le procureur, Olivier Mouysset, a requis 4 mois de prison avec sursis et 2.000€ d’amende à l’encontre du président de la chambre d’agriculture de l’Ariège. Il s’est montré plus sévère à l’égard de Rémi Denjean, ancien responsable des Jeunes Agriculteurs également élu de la chambre, suspecté d’être l’homme qui tenait le fusil et un pistolet mitrailleur sur la vidéo : 6 mois de prison avec sursis et interdiction de porter une arme pendant 3 ans. Le procureur réclame enfin 2 mois de prison avec sursis pour son ami Jonathan Rives, accusé d’avoir fourni le fusil à pompes, et pour le vieil éleveur retraité qui avait menacé de « dérocher » les agents de l’OFB sur l’estive de Saleix. « Mes propos ont dépassé ma pensée », s’est excusé Christian Soulère devant le tribunal. L’éleveur avait aussi assuré qu’aucun ours ne sortirait vivant du Couserans pour s’installer en Haute-Ariège, fief de Philippe Lacube et des leaders de l’ASPAP. Olivier Mouysset a enfin réclamé au tribunal le retrait de la vidéo, toujours visible sur Internet. Une simple « mise en scène de mauvais goût, une parodie » selon Me Degioanni, autre avocat de la défense. Le tribunal rendra son jugement, « très attendu » comme l’a souligné le procureur, le 6 juin à 14h.